Réveillé par une jolie musique, tout le dortoir s'ébranle en même temps. Pas de petit-déjeuner au refuge, ni ailleurs à Roncevaux. Il faudra aller plus loin.
Départ dans la brume. Une longue file de pèlerins emprunte le chemin restauré par les autorités espagnoles. Une magnifique voie pavée de gros cailloux du meilleur effet pour un citadin, mais que mes pieds de randonneurs échangeraient cent fois pour un peu de terre ou d'herbe humide. Pourvu que tout le chemin ne soit pas comme ça me murmurai-je in petto...
Traversée de Burguete dans la grisaille ouateuse du matin. Miracle ! Un café qui a changé l'heure espagnole pour l'heure pèlerine est ouvert et fait son beurre de tous les marcheurs affamés qui passent par là. J'y entre à mon tour, un peu inquiet à l'idée de faire mes premiers pas en espagnol. Ma connaissance de la langue de Cervantès se limite à une dizaine de mots, sans doute assez pour commander un petit-déjeuner. Je n'en aurai même pas besoin. Devant la cohue et le vacarme qui règne dans la salle surchauffée, j'hésite, puis me fraie tant bien que mal un chemin jusqu'au comptoir où je désigne du doigt ce que je désire. Ce sera un croissant et un jus d'orange. Je m'enfuis le plus vite possible pour me retrouver au frais sur le parvis de l'église. Je vois passer les trois français d'hier soir qui marchent à grandes enjambées tout en devisant à très haute voix. Nulle envie de les rejoindre. Pas le goût des théories ni des généralités aujourd'hui. Je les laisse donc paisiblement s'éloigner avant de reprendre mon sac et de repartir à mon tour.
Les maisons sont claires et massives. Les armoiries familiales gravées dans la pierre ornent chaque façade avec fierté. Pas de doute, nous sommes dans un nouveau pays. Qu'on le nomme Navarre, Pays Basque ou Espagne, il a son caractère propre que je me réjouis de découvrir plus avant. Le chemin reprend son cours dans la forêt. La pluie se met à tomber, légèrement puis en rafale. Les pèlerins se transforment en sac multicolores au gré des ponchos plus ou moins exotiques enfilés à la hâte. Au village suivant, nouvel attroupement devant un café qui déborde de toute part. Le pèlerin nouveau n'est pas encore habitué aux précipitations et cherche le réconfort au premier caboulot venu. Je continue ma route tranquillement. La pluie s'estompe bientôt. Le schiste mouillé rend certains passages périlleux. Surtout, ne pas tomber ! Après une courte montée, émotion soudaine ! Un petit tas de pommes de pin et de branches est surmonté d'un panneau en mémoire d'un pèlerin japonais décédé ici il y a 8 ans. Une image pieuse à l'effigie du Bouddha Amithaba est glissée entre deux morceaux de bois. Venir de si loin pour mourir sur le chemin de Saint-Jacques, quel destin...
Le chemin se poursuit entre forêts et villages. Chaque pèlerin croisé se croit obligé de saluer son alter ego d'un "buen camino" sonore. Cela ressemble à un concours : allemands, espagnols, danois, coréens, tous y vont de leur propre interprétation de cette salutation supposée traditionnelle. Mais quand une pèlerine coréenne, ou japonaise, me dit pour la troisième fois de la journée "buen camino" sans réaliser qu'elle m'a déjà salué à deux reprises, je commence à trouver cela franchement comique. Cela va-t-il vraiment durer ainsi jusque Santiago ou bien n'est-ce que l'ivresse et l'enthousiasme des commencements ? Nous verrons bien !
Peu après le village de Zubiri, le chemin traverse une usine de magnésite. Les coulées de boue blanchâtres et noirâtres qui s'accumulent en contrebas donnent à la vallée un aspect lunaire et chimique. Tache industrielle au milieu d'un paysage jusque là forestier.
Le rio Arga poursuit sa route et voilà bientôt Larrasoaña. Un pont roman conduit au village de l'autre côté de la rivière. Une petite file s'est formée à l'entrée du refuge municipal installé en partie dans la mairie et en partie dans un bâtiment à l'écart de la rue centrale. Alors que j'attends mon tour, la préposée à l'accueil élève la voix : "Y a-t-il un pèlerin seul pour compléter une chambre ?" Comme personne ne se manifeste, je m'avance et me voilà casé dans la dernière chambre de la mairie. Les suivants iront dans le second refuge. Je rejoins ainsi un groupe d'espagnols, une famille canadienne, un couple japonais et une sud-africaine. Le dortoir est plutôt exigu. On y a casé autant de lits superposés que possible. Nous sommes donc quatorze à dormir ici cette nuit. J'appréhende le moment boule quies, mais nous n'en sommes pas encore là.
Visite du village avec la sud-africaine. Nous voulons réserver une table pour le souper comme à Roncevaux, mais ce n'est pas l'habitude ici. Le tenancier nous dit simplement de tenter notre chance ce soir. Alors que nous buvons un verre avec une espagnole de notre dortoir, je réalise soudain que notre amie sud-africaine préfère la gente féminine. J'observe avec amusement ses manœuvres d'approche. L'espagnole lui plaît manifestement beaucoup mais celle-ci esquive ses tentatives avec adresse et courtoisie. Elle fera choux blanc aujourd'hui. Le chemin deviendrait-il un lieu de rencontre ? Me voilà prévenu ! Il va falloir ouvrir l’œil, et, comme je le constaterai ce soir, l'oreille...
Rentré à l'auberge, j'apprends les déboires de la famille canadienne. La mère cherche désespérément comment réparer ses chaussures dont les semelles baillent généreusement. Elle finira par trouver quelqu'un qui lui promet un recollage en bonne et due forme pour le lendemain. Ses deux grands enfants prennent l'affaire avec humour et détachement, plongés dans leur smartphone. Il en faudrait plus pour les inquiéter.
Je me joins au groupe espagnol pour aller au restaurant, comme prévu. Son patron se révèle grand comédien, faisant l'article pour ses différents plats, à l'hilarité générale. L'ambiance est joyeuse et l'atmosphère surchauffée. Notre sud-africaine n'a pas plus de succès que tout à l'heure mais ne s'en formalise pas outre mesure. J'apprends en cours de conversation que nos route se sépareront dès le lendemain. Ils comptent tous marcher au moins une trentaine de kilomètres, bien plus que ce que j'ai prévu de faire. Je ne reverrai donc sans doute aucun de mes joyeux convives de ce soir. Incertitude du chemin.
A mon retour au dortoir, au moment de me glisser dans le sac de couchage, je découvre une fleur déposée sous mon oreiller. Une âme romantique se serait-elle exprimée ? Je soupçonne l'espagnole d'être l'auteure de ce message. Un merci pour ma contribution involontaire à sa résistance aux assauts sud-africains ? Cela restera un mystère... et tant mieux !
Je tente une nuit sans boule quies. Personne ne ronfle. Pourtant, peu après mon coucher, dans un demi-sommeil, je perçois des bruits de respirations accélérées. Ce n'est tout de même pas ce à quoi je pense ? Tout à fait réveillé, je me rends à l'évidence. Un couple est en train de se faire du bien. Dans un dortoir de douze ! Difficile de ne pas suivre les mouvements du sommier et le crescendo qui ne tarde heureusement pas à atteindre son acmé. Suivi d'un petit moment de silence, d'un gloussement, puis d'un mouvement dans l'ombre. La porte s'ouvre et madame va se rafraîchir dans les douches. A peine la porte s'est-elle refermée qu'un mouvement général de sac de couchage se fait entendre suivi d'un immense éclat de rire ainsi qu'une série de commentaires bien sentis en espagnol... Tout le dortoir était bien sûr éveillé et suspendu aux exploits du couple... japonais, que personne n'osera regarder en face le lendemain matin... Allez savoir pourquoi !