La nuit fut froide. Très froide. Le givre sur le sac en
est la preuve au cas où mon réveil transi ne suffirait pas à m'en convaincre. C'est en général vers quatre ou cinq heures du matin que le froid saisit le dormeur à la belle étoile. Et les heures
qui suivent, où il n'y a plus qu'à attendre patiemment l'aurore en se pelotonnant le plus possible au fond du sac, paraissent interminables.
Mes gestes se font au ralenti. Je me force à grignoter quelque chose, sans aucun plaisir. Peu après mon départ, je ressens une douleur au talon d'Achille. Pas la douleur anodine qui passe aussi vite qu'elle n'apparaît. Une douleur qui m'oblige à l'arrêt : remettre la chaussure, étirer les muscles, repartir, m'arrêter encore. L'inquiétude me gagne. Si cela continue, la journée pourrait s'achever prématurément.
Dans le même temps, la Meuse, couverte d'un manteau de brume, se révèle féérique. Il est encore tôt. Pas un bruit ne trouble le silence. C'est la grâce du matin, quand le monde tout neuf semble n'appartenir qu'à soi. Après une écluse, le soleil passe la ligne de crête et disperse la brume. L'air devient transparent. Les couleurs des premiers arbres en fleurs resplendissent dans la clarté matinale. J'absorbe cette beauté qui se donne, malgré la douleur qui reste à l'affut.
Une jeune femme sort de sa maison et part en voiture. Travailler ? Chercher le pain et les croissants ? J'essaie d'imaginer à quoi peut ressembler sa vie et ceux qu'elle abandonne ce matin derrière elle.
Première étape du jour, Hastière-par-delà et son église romane. Fermée, comme il se doit. Je me repose un peu, puis passe le pont pour faire des courses au supermarché. C'est dimanche, mais les consommateurs s'y pressent comme en semaine. Je reconnais sans peine la caissière : c'est la dame aperçue plus tôt ce matin. Mystère résolu. Elle se souvient également m'avoir vu en quittant sa maison et nous échangeons quelques mots. Les mètres pour sortir du village sont une vraie torture. La douleur s'aggrave, malgré les bâtons sur lesquels je m'appuie. Il faut m'arrêter, repartir, m'arrêter. Je n'en mène pas large. Je change ma foulée, marche lentement, mord sur ma chique... et la douleur s'estompe peu à peu. Question d'échauffement ? Elle ne reviendra plus !
La vallée de l'Hermeton est un enchantement. Un sentier longe la rivière sur les berges de laquelle les premières fleurs printanières font leur apparition. Quelques solides raidillons pour contourner les avancées de roches qui tombent directement dans la rivière me font transpirer. Si ce n'était le froid et la végétation, je me croirais revenu quelques années plus tôt lors lors d'une randonnée en Turquie. Nous avions remonté le lit d'une rivière asséchée au fond d'une gorge étroite et sauvage de toute beauté. J'ai toujours été sensible aux vallées encaissées et aux canyons. Il s'en dégage une poésie âpre où la rudesse du rocher se mèle à la douceur fluide de la rivière. L'impression aussi d'être enclos dans un espace à la fois protecteur, vaguement menaçant et comme initiatique. N'y a-t-il pas des indiens tapis sur les hauteurs, prêts à fondre sur l'innocent qui passe ? Quels habits l'imagination n'ajoute-t-elle pas à la simplicité des choses ! Comme s'il fallait revêtir de mots la nudité du réel.
Ce réel me rappelle d'ailleurs à l'ordre sous la forme d'une
bise glacée qui frappe de plein fouet à peine le chemin sort-il de la vallée. Au petit village de Soulme, je cherche un abri pour dîner. Le seul coin protégé du vent se trouve être un angle du
cimetière. Je mange donc en bonne compagnie. Lorsque je repars, une louvette qui tourne autour de l'église sur son vélo s'arrête pour interroger ce drôle de type avec un sac à dos et des bâtons.
Quelques mots échangés qui réchaufferont mon après-midi.
Celle-ci s'assombrit de plus en plus et la pluie menace de tomber. Dans mon topo-guide, trois refuges possibles sont renseignés au village de Doische où j'ai prévu de faire étape. La perspective d'une nouvelle nuit de bivouac sous la pluie ne me plaît guère. Hélas, ces trois refuges sont fermés depuis belle lurette et les propriétaires de la chambre d'hôte sont absents. Heureusement, une voisine qui me voit, indécis, propose à son mari de me conduire au village suivant où une chambre d'hôte est également renseignée. Un petit coup de fil pour vérifier qu'il y a de la place et me voilà embarqué pour 5 minutes de lift. Sans remord. Je ne partage pas le dogmatisme des puristes de la randonnée qui mourraient plutôt que de ne pas marcher chaque centimètre du chemin. Tout est une question d'esprit et de proportion. Accepter l'aide d'autrui et sa générosité me semble plus pèlerin que s'obstiner dans une sorte d'autisme du randonneur forcené.
Cette chambre d'hôte me réserve d'ailleurs un épisode cocasse. A peine suis-je installé, les orteils en éventail et savourant le repos et la chaleur de mon antre après la douche, qu'un couple débarque dans la chambre voisine. Et bientôt, des bruits on ne peut plus caractéristiques commencent à s'élever généreusement à travers la cloison. Le tout se terminant par un éclat de rire, vu les gémissements peu discrets de leur sommier !