11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 11:06

Petit moment d'introspection en guise d'introduction au livre tout récent de Alain Cazenave-Piarrot, Voyage vers Compostelle d'un pèlerin géographe (aux éditions du Cerf).

 

Son récit a l'intérêt d'offrir un point de vue. Celui du géographe, justement, qui analyse et décrit les paysages naturels, géologiques et humains, comme on déchiffre un parchemin. Alors que les récits offrant des diversions historiques abondent, ce récit d'un géographe détonne heureusement dans la littérature compostellane.

 

Dans cet extrait, pas de dissertation géographique, mais quelques considérations personnelles sur la dimension spirituelle du chemin, et sur la résistance de l'auteur à basculer, d'aucun dirait, à lâcher prise. Avec l'erreur commune, hélas pour lui, de croire que ce basculement est intellectuel, alors qu'il est avant tout existentiel...

 

 

Enfoui dans le double plan de la terre et du ciel convergeants sur l'horizon, je marche dans une mélancolie légère. Dans ma tête se mêlent les promenades avec mes parents et la ribambelle de la fratrie. Celles-ci aboutissaient inéluctablement à l'oratoire d'une maison de salésiens, pour une courte prière devant l'autel. Il y avait aussi les visites à Verdelais et sa mystérieuse Vierge noire, avec dégringolade en courant depuis le haut du calvaire, passage devant la tombe du peintre Toulouse-Lautrec, "qui avait mal tourné" sans qu'on m'en expliquât la cause, le pèlerinage à Lourdes, avec son calvaire, beau terrain de jeu et de découverte montagnarde, toujours contré par les paternels rappels au recueillement.

 

Toujours des chemins à suivre jusqu'à celui-ci qui m'use les pieds, endurcit mon corps, creuse en moi-même. Jusqu'où dans la profondeur ? Les émerveillements et les peurs profondes de l'enfance, baignés de ce catholicisme simple et rythmé - Noël, Epiphanie, Carême, Pâques, Pentecôte, Assomption, Toussaint - voudraient bien revenir au grand air. Ils crèvent en bulles colorées à la surface glauque des eaux du Camino. Mais la Raison, aussi dure qu'intransigeante gardienne du rationalisme, veille au grain, non pas dans une irreligion simpliste et grossière, mais nourrie des mille apports d'une longue éducation au doute, au relativisme, à la croyance au progrès matériel et moral de l'humanité.

 

Sous-jacent à ce "roc des besoins humains", comme s'il était lui-même sous-jacent aux pierres et aux cailloux du Camino, je sens bien que gîte un autre horizon de rochers indurés : héritage quasi géologique de périodes enfouies aux tréfonds de moi-même. Si  la Raison arrête le rabotage, celui-ci continue à l'insu de celle-là, me conduisant à d'autres retraits, au fond de moi-même, où "je ne commande plus complètement".

 

Relève la tête Alain, ajuste tes lunettes et resserre les lacets de tes chaussures : tu dois rester entre le ciel et la terre !  En même temps, sont-ils heureux, ceux qui s'autorisent le luxe de la liberté de basculer, comme une avalanche au printemps, dans d'autres espaces intellectuels ?

 

pp. 260-261.

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31 mars 2015 2 31 /03 /mars /2015 11:52

Voici un extrait d'un nouveau récit de pèlerin, un de plus, au style mi-figue mi-raisin, mais qui m'a intéressé parce qu'il a fait presque le même parcours que moi, partant de Namur plutôt que de Liège... J'y ai retrouvé avec émotion bien des lieux, des paysages, et même parfois des personnes rencontrées !

 

Dans cet extrait, il raconte sa conversation avec l'hospitalière de Saint-Ferme.

Andrée n'a pas été gâtée par la vie. Elle a été mariée à deux reprises et s'est, à chaque fois, retrouvée veuve. Avec trois enfants, elle a dû faire front en dépit d'une tristesse omniprésente. Un jour, elle a décidé, mue par une force, un appel venu des profondeurs de son être, de partir sur les chemins de Compostelle pour faire le point, désorientée par ce funeste destin. Et c'est là, au milieu de cette bienveillante solitude, qu'elle a su renaître.
D'une voix posée, elle m'a expliqué les bienfaits du chemin, une véritable révélation pour elle : "Tout au long de mon périple, je me suis sentie accompagnée. J'ai eu la certitude que mon second époux, qui venait de décéder, me tenait la main, m'épaulant sur ce parcours exigeant. Il est mort serein, sans aucune appréhension... J'ai donc puisé dans ce courage la force nécessaire pour ralier Santiago, faisant fi des difficultés mentales et physiques. Grâce à cette formidable expérience, à cet esprit du chemin, je suis revenue de très loin. En une fois, mon coeur s'est libéré d'un poids énorme. Je peux dire que j'ai été pénétrée d'une émotion profonde que je n'avais jamais ressentie auparavant. "
De retour de Santiago, Andrée a décidé de consacrer du temps aux autres en devenant hospitalière. Ainsi, depuis une dizaine d'années maintenant, elle pérégrine en différents lieux de France, posant sa valise, l'espace de quinze jours pour accueillir des pèlerins venus des quatre coins du monde. Sacré défi de composer au quotidien avec ces caractères différents, de porter avec ces personnes un fardeau parfois insoutenable... Je n'oublierai jamais son regard quand elle m'a dit : "Tu sais, tout change quand on prend le temps d'aller vers les autres... Cela donne du sens à la vie."
Christian Debruyne, De Namur à Compostelle, éditions Memory, pp. 180-181.
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6 février 2015 5 06 /02 /février /2015 12:18

Second extrait du livre de Claire Colette, "La saveur du chemin". Au moment de la transition entre le chemin français et le chemin espagnol. Une étape cruciale, comme tous ceux qui sont passés par là le savent bien. Et donc, après la guérison du corps et du coeur, voici l'âme qui entre en scène, par la grâce du sentiment de gratitude...

En Espagne, au rythme de l'âme, enfin !

 

Jeudi 24 août : Saint-Jean-Pied-de-Port. Kilomètre 1600.

 

Le sommeil me quitte vers cinq heures ce matin. J'ai dormi grâce aux boules Quiès ! Avec dix personnes dans la chambre, je me suis prémunie contre les ronflements, les allées et venues de certains, la proximité des lits et donc de l'autre, de sa présence, de son odeur ; je n'ai pas encore l'habitude de la foule, depuis que je me suis mise en chemin il y a maintenant près de deux mois.

Quel bonheur, quel cadeau d'avoir pu marcher deux mois entiers dans une douce solitude ; j'en avais un tel besoin et j'ai reçu ce dont j'avais besoin ! Merci... tellement ! Sans ce silence, sans cette solitude, je n'aurais pu m'approcher de moi comme je l'ai fait. Gratitude. Je redécouvre ce mot, son épaisseur, sa beauté. La gratitude ressentie me permet de comprendre que tout ne m'est pas dû mais que tout peut m'être offert.

Laisser grandir au plus profond de mon coeur cette gratitude pour la vie qui me traverse chaque jour.

 

Rendre grâce, n'est-ce pas une merveilleuse manière d'entrer en prière ? C'est aussi une nouvelle expérience, une avancée en terre inconnue pour moi...

Des mots nouveaux apparaissent à la surface de mon être, spontanément ; la gratitude et rendre grâce sont de ceux-là. Un autre ? La jubilation. Je n'ai jamais utilisé ces mots avant ce chemin. D'où me viennent-ils ? Mystère. Dans tout le brouhaha de ma vie passée, comment aurais-je pu les entendre ?

Et quand tout s'est apaisé, nettoyé, vidé, ce qui se vit prend toute la place, devient merveille, extraordinaire.

 

Je dois maintenant quitter cette retraite et revenir dans "le monde" du chemin espagnol, accepter de bousculer ce bien-être clos tout en préservant cette nouvelle alliance retrouvée avec mon âme.

Durant cette première moitié de vie, (...) j'ai vécu sur un tapis roulant, m'embarquant dans un rythme fou qui m'empêchait de mesurer, de déguster à sa juste valeur chaque personne, chaque moment, chaque événement ; j'étais peu à l'écoute de mon être, de mon âme... (...)

Dans la frénésie de mes journées, de mes années passées, je n'ai pas pu attendre mon âme : je m'étais amputée de cette dimension et je vivais même à côté d'elle, voire bien loin d'elle ! Aujourd'hui, (...). je me sens habitée d'une dimension qui me dépasse. Je m'engage à la respecter, à me mettre à son écoute durant cette seconde partie de ma vie.

pp. 203-204.

 

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3 février 2015 2 03 /02 /février /2015 12:43

J'ai eu l'occasion d'entendre Claire Colette témoigner de son chemin avec Sylvie (du site Radiocamino bien connu de tous les amateurs du chemin) aux rencontres de Rivespérance à Namur en octobre 2014. J'avais lu auparavant son livre-témoignage édité à compte d'auteur avec beaucoup d'intérêt. Une qualité humaine rare s'en dégageait, qui m'a rappelé, avec des accents plus dramatiques, le livre de Véronique Choppinet. Ces deux livres partagent une même authenticité et une même énergie.

 

Voici donc un premier extrait du livre "La saveur du chemin" que vous pouvez touver ici !

Que ce pèlerinage nourrisse en moi un nouveau regard sur la vie, pour en nourrir mes relations avec ma fille, mon fils, ma famille, mes amis, mon travail...
- Regarde la vie avec les yeux du coeur, me dit mon coeur !
Comment fait-on ?
L'amour n'est pas une idée pure, il doit s'incarner dans le concret de notre vie, dans notre corps, dans nos actes, dans nos pensées, pour exister dans notre coeur et pas seulement dans les discours et les principes. Que ce chemin m'éveille à l'amour.
 
Dix-sept heures trente, la responsabe du camping arrive. Deux euros cinquante pour la nuit ! Un petit refuge très accueillant, composé de quatre lits, une kitchenette, une table, quelques décorations. Il me semble "habité", je me sens attendue...
Je dépose mes bagages, choisis ma couchette, délace mes chaussures et me sens soudainement envahie d'une immense émotion, une vague de tristesse m'innonde et je pleure l'absence de ma fille, les souffrances de mon fils, je pleure ma solitude, je pleure mes blessures, je pleure mes erreurs, je pleure sans retenue, cette fois...
 
On n'échappe pas à soi durant ce voyage : pas de musique, pas de télévision, pas de radio, pas de bruit, personne. Une marche qui vous lamine tout l'être. Et le profond silence qui permet à la pensée d'éclore, à la conscience d'apparaître. Juste moi avec moi, seule dans cette relation au monde, à ma vie, à la vie ! La solitude et l'absence de sollicitations extérieures conduisent à cette expérience puissante de rencontre avec moi, permettent l'éclosion d'un nouveau regard sur mon histoire, je ne peux plus fuir ce qui est, juste accueillir ce qui se présente ; accueillir ce que j'ai pu donner mais aussi ce que je n'ai pas pu donner et la souffrance de ma culpabilité. Le silence et la solitude me guident vers les profondeurs de mon coeur, elles vont droit à l'essentiel.
J'ai toujours évité jusqu'ici la rencontre avec moi - même si je vis seule. Trop de souffrance reçue, trop de souffrance donnée, trop d'angoisses. Gouffre incommensurable. "Ne regrettez jamais votre passé. Acceptez-le plutôt comme le maître qu'il est."
Quel maître va-t-il être ce chemin ?
 
La marche est une véritable thérapie du corps et de l'esprit ; mon corps en a vécu l'expérience libératrice les semaines précédentes. J'entreprends maintenant un chemin de rencontre intime avec moi, avec mon coeur, avec mes liens, avec mon histoire. J'ai le sentiment de retrouver ma maison au fond de moi d'où je voudrais tellement que jaillisse une force d'amour qui ne serait plus dans le jugement. Je le sais intellectuellement ; je l'apprends ici dans ma chair, dans mon coeur, avec tous mes sens.
Mais il y a l'épreuve véritable de cette nouvelle rencontre avec moi, la pensée de ce passage...
pp. 93-94.
 
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13 juin 2014 5 13 /06 /juin /2014 11:16

Avant et après avoir marché vers Compostelle, j'ai beaucoup lu et je lis encore beaucoup sur le sujet. Voilà donc deux petites pages de bibliographie. 

 

La première regroupe les livres à perspective historique : livres historiques et études sur Compostelle, récits de pèlerins (jusque 1980) et beaux livres. 

 

La seconde reprend les récits de pèlerins d'après 1980.

 

Bonnes lectures !

 

 

 

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23 juin 2012 6 23 /06 /juin /2012 09:01

André Weill est un grand pèlerin qui a déjà publié, à ma connaissance, trois livres contant ses chemins : Compostelle, Rome et Jerusalem, soit les trois grands pèlerinages du Christianisme. Voilà un premier extrait de ses deux livres à propos de Compostelle "T'es toi quand tu marches" et de Rome ""Nous sommes fait pour marcher". J'avais déjà publié des extraits de son livre sur Jerusalem ici et ici

A Montredon, un papy rentre de sa promenade quotidienne, bêret sur la tête, les bras croisés dans le dos. Sa manière de répondre à mon bonjour contient comme une insistance, comme une curiosité dans le regard, comme une demande hésitante. Je coupe mon élan, fait un pas en arrière et lui tends la main. Il la prend avec ses deux mains, lentement pendant plusieurs secondes. Derrière les rides, je devine des yeux bleus qui pétillent comme ceux de mon Aveyronnais de grand-père. 

- Bonjour ! Vous êtes pèlerin ? 

- Oui

-Vous venez de loin ?

- De Grenoble.

Quelques secondes de silence.

- Pendant l'été 39, j'étais stationné avec mon bataillon à Haute-Jarrie. Vous connaissez ?

- Bien sûr, j'habite à quelques kilomètres de là. 

- L'hiver suivant, notre bataillon a pris position aux Chapieux. Vous savez où c'est les Chapieux ? 

 

Mon bon monsieur, bien sûr que je connais les Chapieux. C'est un bout du monde paradisiaque, un Finistère bien caché, tout là-bas au fin fond d'une vallée alpine. C'est un tout petit hameau de Tarentaise construit aux pieds des glaciers, un trésor de vie sauvage qui fleure bon l'étable et le beaufort.

En quelques minutes, mon compagnon en fait une toute autre description. Il parle de l'hiver 39-40 sous la neige, des barques et des tranchées entre 1500 et 2000 mètres d'altitude, des obus échangés avec les Italiens sur la frontière au col de la Seigne, e puis aussi de la vie ordianire, des ravitaillements, des périodes de repos. Moi qui ne suis pas vraiment militariste, pendant ce quart d'heure hors du temps partagé avec vous, je vous jure que j'ai ressenti de l'admiration et de la gratitude pour cette génération qui s'est battue en montagne, pour ces conquérants de l'inutile, pour ceux d'entre eux que j'ai appris à aimer dans ma vie, Jacques de V, Albert S et Lionel T. 

 

Roseland, le col du Bonhomme, le Fond des Fours, Ville des glaciers, j'aime tous ces endroits, tous ces passages évoqués. Mon compagnon le sait. 

- Après la démobilisation, je suis revenu ici et je n'ai plus jamais quitté Montredon. J'aurai quatre-vingt-dix ans à l'automne. C'est la première fois depuis soixante ans que je rencontre quelqu'un qui connaît les Chapieux. 

 

Très long silence. Le regard soixante ans en arrière. les paupières se gonflent. Longues apnées sans palier de décompression, plongées profondes dans des instants de vie extraordinaires. 

- Priez pour moi à Compostelle. 

N'ayez crainte, cher Monsieur ! Au-revoir et bonne vie ! Que Dieu vous garde ! Merci pour votre humanité, merci pour cette rencontre qui remplit ma besace (...). 

André Weill, T'es toi quand tu marches, pp. 50-51

 

Le site de l'auteur

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25 avril 2012 3 25 /04 /avril /2012 21:28

Troisième extrait de ces livres qui m'ont donné l'envie de me mettre en route.

 

Celui de Véronique Chopppinet a ceci de particulier que c'est celui qui m'a réellement murmuré à l'oreille : "ce chemin sera un jour le tien." Même si je n'ai pas fait le pèlerinage sans argent comme elle, quelque chose de son authenticité m'a guidé au long de ces kilomètres. Une ouverture et une disponibilité à ce qui pouvait surgir.

 

Et pour le reste, le chemin y a pourvu...

 

Au village, j'ai retrouvé le pèlerin de Séville, et cela m'a fait un bien fou de marcher avec lui durant la journée. Il m'a présenté d'autres Espagnols, leur expliquant ma situation. Je me suis sentie soutenue et aidée dans ma démarche. Ils sont très fiers de voir des étrangers faire le pèlerinage. Je comprends qu'ils voient les choses de façon assez différente des gens du Nord.

"Comme pèlerine, tu dois toujours accepter ce que l'on te donne", me dit l'un d'eux. Il me sert du vin, du pain, du pâté. Il me fait mettre les restes de la table dans le sac à dos. "N'oublie pas, ne dis jamais non à quelqu'un qui veut t'aider car, en t'aidant, c'est sa façon à lui de se mettre en route. Toujours dire oui."

 

Le soir, je trouve asile dans un porche d'église. L'envie de me retrouver seule se fait sentir. Un homme du village appelé Jésus, m'offre des abricots de son jardin, et une belle rose pour que rien de mauvais ne m'arrive sur le chemin. Le curé et son acolyte me donnent tous deux leurs encouragements, très impressionnés par le nombre de kilomètres que j'ai parcouru.

Je me sens de nouveau bien. Ce fut une bonne journée finalement. J'ai rencontré les personnes que j'avais besoin de rencontrer. Ce qui m'étonne, c'est que chaque jour est différent, et que c'est lorsque je suis prête à accepter le risque de la différence que je peux le mieux en profiter.

Véronique Choppinet, Mon chemin vers Compostelle, 1997, p. 267.

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23 avril 2012 1 23 /04 /avril /2012 20:47

Extrait du second livre à m'avoir donné le goût du chemin de Saint-Jacques.

 

De la résurgence des anciens chemins...

 

     La reconstitution imaginative de la suite du parcours fut déterminée par un incroyable hasard. Hébergés par charité dans une abbaye pyrénéenne, bien loin des horizons caussenards, deux pèlerins fourbus racontaient à la très vieille et discrète dame tenant la modeste, mais si douillette, intime et consolante hôtellerie de la maison, leurs recherches des chemins oubliés par où l'on allait à Saint-Jacques, leurs minces et exaltantes découvertes, leurs matins grisants d'enthousiasme et leurs soirs fatigués sur les accotements où la soupe tant bien que mal réchauffée a un goût âcre, où dansent devant les yeux rougis des mirages de cascades, leurs trésors de souvenirs incommunicables et, aussi, leurs inévitables déboires. C'est alors que, comme si elle sortait d'un songe et se parlait à elle-même, la vieille dame murmura : "Dans mon village, il y a bien longtemps, quand j'étais enfant, on nous montrait le chemin par où passaient les pèlerins de Saint-Jacques...

     - Quel était ce village, Madame ?

    - Oh, vous ne pouvez pas le connaître. C'était un tout petit village, dans le Quercy, pas très loin de la chapelle de Notre-Dame de Livron où nous allions en pèlerinage. Il s'appelait Saillagol. Mais, depuis tout ce temps, le chemin n'existe certainement plus".

     Les deux pèlerins se précipitèrent sur leurs cartes. Au retour, ils explorèrent, canne en main, tout le secteur routier compris entre la croix de Saint-Laurent au nord, le carrefour de la Triviale et Lacapelle-Livron au Sud; c'était un chemin de pierre qui prolongeait, en s'infléchissant un peu sur le rebord du Causse pour éviter les bas-fonds du torrent de la Bonnette, ceux de Villeneuve à Laramière et Beauregard. Ils écrivirent à la vieille dame pour lui communiquer leur découverte et requérir son avis. Ce fut sa fille, gérante de l'hôtellerie monastique, qui leur répondit : la vieille dame ne se rappelait plus de rien, ni les dires des anciens, ni le tracé du chemin et son vocable; elle n'avait aucun souvenir de sa conversation avec les hôtes d'un jour. Comme il arrive chez les très vieilles gens, la résurgence de mémoire, à peine éclose, s'était enfoncée de nouveau dans une opacité d'où, jamais plus, elle ne remonterait. Clin d'oeil subtil de la Providence historique, qui n'est, pas plus que l'autre, prodigue de ses coups de théâtre.

Raymond Oursel, Routes Romanes, 2 La route aux solitudes, éditions Zodiaque, 1984, p. 98.

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21 avril 2012 6 21 /04 /avril /2012 20:07

Extrait du premier livre à m'avoir donné envie de partir sur la route de Compostelle.

En 1977, le chemin de Santiago n'a encore rien de l'autoroute bien organisée et balisée d'aujourd'hui. Ainsi, la chapelle en ruine près du Rio Pisuerga est-elle maintenant un petit gîte au caractère bien marqué.

Pourtant, l'infini des paysages demeure et l'impression d'immensité reste un des sentiments les plus forts de cette portion du Camino.

 

P1090091.JPG     La Castille d'après Burgos nous a heureusement changé de celle d'avant, dont les horizons ruisselants bleu et brun nous rappelaient l'Islande. Tout a changé : le paysage, le temps, l'humeur. La pluie nous avait renfrognés et nous ne sortions plus de nous-mêmes. Entre Burgos et Leon, sur près de 200 kilomètres, au contraire, nous avons voyagé le nez à la fenêtre, avançant à bonne allure, engreangeant des images et des moments comme autant de petits bonheurs.

     Castrogeriz, que les Francs appelaient Quatre-Souris (...). A l'écart des nouvelles grandes voies de communication, le château si fort est resté pour rien dressé sur son piton : l'histoire se faisait ailleurs. Il y a, dans cette vallée lente et calme, tapisée de fleurs, quelque chose de poignant comme un destin raté. 

     Itero del Camino. Près du Rio Pisuerga, nous avons dormi dans une chapelle romane en ruine. Autel sans confort, valant pourtant quelques milliards d'étoiles...P1090174.JPG

     Boadilla del Camino. Village de torchis ocre, bout du monde. Femmes sombres pataugeant dans les ruelles. Même pas de voitures. Sur le clocher, un nid de cigognes. Derrière l'église, un pilori gothique en état de marche. Tout cela désolé au possible, comme si les plaintes des suppliciés habitaient encore la boue des murs.(...)

     Entre Carrion et Sahagun, un grand large à rafler le premier prix au festival de la rase campagne. Nous avons l'impression de piétiner sur un tapis roulant qui nous reprendrait à mesure les kilomètres que nous abattons. Le plus extraordinaire, est que ce paysage est dépaysant au possible. Puszta, steppe, pampa, veld, toundra : où sommes-nous donc au juste ?

     Soudain, née de rien, là-bas, une buée palpite vaguement, comme au bord du néant la cellule des origines. Nous la voyons in... ter... mi... na... ble... ment... prendre corps et se transformer en une silhouette d'homme. Celle, plus précisément, d'un berger s'abritant du soleil sous un antique pébroque. Il ne doit pas rencontrer du monde tous les jours ni même tous les ans, et nous l'imaginons mort de curiosité. Eh bien, non ! Il s'éloigne du chemin, tirant son troupeau derrière lui. A deux cent mètres, il répondra à notre salut d'un bref signe de main. Nous ne l'intéressons pas.

Barret et Gurgand, Priez pour nous à Compostelle, Hachette, 1978, p. 292-294

 

P1090232.JPG

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20 avril 2012 5 20 /04 /avril /2012 14:52

Chacun a ses raisons pour partir, un jour, vers Compostelle. Pour ma part, ce sont trois livres qui m'ont donné envie de m'y mettre à mon tour, trois livres lus bien longtemps avant mon départ, mais qui ont mis en moi le goût de ce chemin.

 

Le premier, ce n'est pas une surprise, est le fameux livre de Barret et Gurgand,"Priez pour nous à Compostelle". Je l'ai lu chez un oncle et une tante, passionnés d'Espagne et d'art roman. Ce n'est pas tant la partie historique qui m'a attiré que le petit résumé de leur pèlerinage, ajouté en fin de volume et publié d'abord dans le Nouvel Observateur. Malgré, ou grâce à la concision de leurs souvenirs, il y avait un parfum d'aventure et de mystère qui a d'emblée parlé à mon âme romantique.

 

Le deuxième livre, toujours lu chez cet oncle et cette tante, est le second d'une trilogie consacrée aux chemins de pèlerinage : "Routes romanes, la route aux solitudes" des éditions du Zodiaque. A travers le style parfois un peu emphatique de Raymond Oursel, je fus fasciné par les passages relatant la redécouverte et la réouverture des chemins oubliés dans la campagne française. Une sorte de poésie vaguement nostalgique et puissamment évocatrice émanait de ces lignes, qui me firent une impression profonde.

 

Enfin, le troisième ouvrage est celui de Véronique Chopinnet, "Mon chemin vers Compostelle". Le témoignage simple et authentique d'une pèlerine belge. Refermant le livre pour aller rejoindre Morphée, j'eus soudain l'intuition et la certitude qu'un jour, moi aussi, je partirais sur ce chemin.

 

Entre la lecture du premier livre et mon départ, plus de trente ans ont dû s'écouler. Un peu moins de 15 pour le dernier. Il faut parfois savoir attendre pour réaliser un rêve...

 

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