Petit moment d'introspection en guise d'introduction au livre tout récent de Alain Cazenave-Piarrot, Voyage vers Compostelle d'un pèlerin géographe (aux éditions du Cerf).
Son récit a l'intérêt d'offrir un point de vue. Celui du géographe, justement, qui analyse et décrit les paysages naturels, géologiques et humains, comme on déchiffre un parchemin. Alors que les récits offrant des diversions historiques abondent, ce récit d'un géographe détonne heureusement dans la littérature compostellane.
Dans cet extrait, pas de dissertation géographique, mais quelques considérations personnelles sur la dimension spirituelle du chemin, et sur la résistance de l'auteur à basculer, d'aucun dirait, à lâcher prise. Avec l'erreur commune, hélas pour lui, de croire que ce basculement est intellectuel, alors qu'il est avant tout existentiel...
Enfoui dans le double plan de la terre et du ciel convergeants sur l'horizon, je marche dans une mélancolie légère. Dans ma tête se mêlent les promenades avec mes parents et la ribambelle de la fratrie. Celles-ci aboutissaient inéluctablement à l'oratoire d'une maison de salésiens, pour une courte prière devant l'autel. Il y avait aussi les visites à Verdelais et sa mystérieuse Vierge noire, avec dégringolade en courant depuis le haut du calvaire, passage devant la tombe du peintre Toulouse-Lautrec, "qui avait mal tourné" sans qu'on m'en expliquât la cause, le pèlerinage à Lourdes, avec son calvaire, beau terrain de jeu et de découverte montagnarde, toujours contré par les paternels rappels au recueillement.
Toujours des chemins à suivre jusqu'à celui-ci qui m'use les pieds, endurcit mon corps, creuse en moi-même. Jusqu'où dans la profondeur ? Les émerveillements et les peurs profondes de l'enfance, baignés de ce catholicisme simple et rythmé - Noël, Epiphanie, Carême, Pâques, Pentecôte, Assomption, Toussaint - voudraient bien revenir au grand air. Ils crèvent en bulles colorées à la surface glauque des eaux du Camino. Mais la Raison, aussi dure qu'intransigeante gardienne du rationalisme, veille au grain, non pas dans une irreligion simpliste et grossière, mais nourrie des mille apports d'une longue éducation au doute, au relativisme, à la croyance au progrès matériel et moral de l'humanité.
Sous-jacent à ce "roc des besoins humains", comme s'il était lui-même sous-jacent aux pierres et aux cailloux du Camino, je sens bien que gîte un autre horizon de rochers indurés : héritage quasi géologique de périodes enfouies aux tréfonds de moi-même. Si la Raison arrête le rabotage, celui-ci continue à l'insu de celle-là, me conduisant à d'autres retraits, au fond de moi-même, où "je ne commande plus complètement".
Relève la tête Alain, ajuste tes lunettes et resserre les lacets de tes chaussures : tu dois rester entre le ciel et la terre ! En même temps, sont-ils heureux, ceux qui s'autorisent le luxe de la liberté de basculer, comme une avalanche au printemps, dans d'autres espaces intellectuels ?
pp. 260-261.