14 mars 2011 1 14 /03 /mars /2011 21:05

 

P1010718.JPGIl y a des matins magiques où la lumière donne au monde une beauté particulière. Comme si la profondeur réelle des choses affleurait pour un instant à la surface. La transparence de l'air, une clarté nuancée de reflets ocres, la fraîcheur et le calme de l'atmosphère. Ce matin, au départ de Hauteville, est un de ces matins uniques. Le premier matin du monde. Pour moi seul, et, peut-être, pour ce fermier qui vient inspecter son champ dans une vieille camionnette Renault quatre. Qui sait ? Le seul mot qui convienne pour décrire cette heure est jubilation. Une jubilation simple, sans apprêts, un ravissement reçu avec reconnaissance, qui me remplit de joie. A tel point que je loupe une bifurcation du chemin et me retrouve sur une voie sans issue au milieu de champs tout juste ensemencés. Un coup d’œil au descriptif de l'itinéraire et je réalise mon erreur. Plutôt que de faire demi-tour, je coupe à travers champs, en prenant bien soin de marcher dans les traces du tracteur, entre les sillons constellés de jeunes pousses. Cinq cents mètres plus loin, me voici de retour sur la bonne route.

 

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Le changement de paysage est définitif. C'est la Champagne et ses étendues infinies. Une rangée d'éoliennes en guise d'horizon. Ces moulins à vent modernes vont m'accompagner pendant une bonne paire d'heures. Elles sont tellement hautes qu'elles donnent l'impression d'être toute proches, à portée de main. On a beau marcher, c'est à peine si elles grandissent. Belle épreuve pour le moral.

 

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L'immensité de la campagne et la rareté des arbres pourrait faire croire à un désert. Mais c'est un désert plein de vie. Autour de moi, des alouettes s'élèvent inlassablement à la poursuite du soleil avant de retomber aussi vite se poser au sol. Leur chant baigne ma progression d'une sorte d'enveloppe sonore qui m'environne de gaieté. De loin en loin, ce sont des couples de cailles qui s'envolent en poussant leur cri caractéristique. Quant aux lièvres, je ne les compte plus. Dès qu'ils m'aperçoivent, ils se figent, toutes oreilles dressées, avant de s'enfuir prestement, ou de reprendre leurs jeux si la route où je chemine passe au large de leur position. C'est ainsi qu'une route interminable et monotone, au lieu du cauchemar redouté, se révèle d'une variété inattendue. Pas moyen de s'ennuyer. L'attention se porte sans cesse d'un point à l'autre. L'esprit, comme hors de lui-même, est tout à ces perceptions qui l'enchantent. Dans ces moments-là, pas besoin de louer Dieu. Toute parole ou tout regard réflexif viendrait briser ce qui se vit au présent. La seule louange qui tienne est de demeurer dans la contemplation, dans ce que la nature donne à voir, à entendre, à sentir, à percevoir.

 

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Premier village du jour, Chateau-Porcien, son église, sa rivière et son canal. Au suivant, alors que je m'arrête devant l'église, un homme sort de sa maison et engage la conversation. Il reçoit régulièrement des pèlerins et ne se lasse pas de me dire le plaisir que cet accueil lui procure. Il est truculent au possible, un Français pur jus à mes yeux de petit Belge. Sa femme, un peu en retrait, participe à la conversation sur un mode mineur. « Les gens, ici, ne sont pas toujours très gentils. Cela fait trente-cinq ans qu'on habite là et je ne fréquente personne ! Je connais tout le monde, mais je ne fréquente personne. Je préfère rester dans mon « chez moi » ». Un « chez moi » tout rénové et blinquant comme un sou neuf. Cette complainte, combien de fois l'entendrai-je encore au long du chemin ? La vie dans les villages n'est jamais simple pour ceux qui viennent d'ailleurs.

 

La discussion reprend un ton plus masculin au gré de souvenirs, évoqués avec passion, de la guerre d'Algérie : « C'étaient des malins, ils tenaient les hauteurs. Moi, j'étais tireur de mitrailleuse sur half-track » Je n'insiste pas trop pour en savoir plus. Mais cette conversation m'interroge. Je ne suis qu'un inconnu qui passe et cet homme me raconte des souvenirs vieux de cinquante ans comme s'ils dataient d'hier. Combien de temps est-il resté là-bas comme appelé du contingent ? Un an, deux ? Et ces mois l'ont marqué au point de devenir une sorte de référence, un fond inépuisable auquel revenir sans cesse. Un épisode de vie tellement intense, fut-ce par la peur et l'horreur éprouvée, quoiqu'aussi, sans doute, par la camaraderie et la fraternité d'armes, qu'il devient la pierre angulaire de ce qu'une vie devrait être. Est-ce cela que je cherche en pèlerinant vers Compostelle ? Une intensité de vie différente de la routine habituelle ? Une vie qui mériterait,enfin, d'être racontée ? Question plus profonde qu'il n'y paraît. Faut-il déjà lui trouver une réponse ? Plus tard, peut-être. Il est de ces questions qui valent pour elles-mêmes plus que pour les réponses que l'on essaie, souvent en vain, de leur donner.

 

Je dîne un peu plus loin, sur un banc posé entre deux arbres. En visitant l'église, je suis tombé sur une statue de Sainte Germaine agrémentée d'un fragment d'histoire très locale la concernant. Je n'y aurais accordé aucune importance si cela ne m'évoquait pas une tante du même nom qui s'invite pour un temps dans mes réflexions.

 

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Les paysages, faits d'immensités et de courbes douces, sont toujours aussi beaux. Je ne m'en lasse pas. Quand vient l'heure de la pause, je m'abrite à l'abri d'une haie d'aubépine. Ses fleurs, resplendissantes, sont une merveille. Le cinéphile en moi murmure : « There is so much beauty in the world »... ce qui me semble bien plus approprié en cet endroit que dans la scène au sac en plastique du film original ! (American Beauty)

 

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En cette fin d'après-midi, le vent redevient froid, la pluie menace. Elle commence même à tomber et j'enfile aussitôt ma tenue « spéciale intempéries ». Bien sûr, cinq cent mètres plus loin, l'averse s'arrête et j'en suis quitte pour me déharnacher. Faire et défaire, c'est toujours travailler. Alors que je remets mon sac, je vois soudain une petite harde de chevreuils qui détallent à travers champs, passent une haie puis s'arrêtent en me fixant du regard. Le temps de prendre quelques photos et ils s'éloignent plus tranquillement, disparaissant bientôt dans un repli du relief. Peu après, lors d'une escale technique, je trouve une belle plume de faisane. Je m'empresse de l'accrocher à mon sac. Une sorte de trophée, le premier, offert par le chemin !

 

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C'est un bar-tabac-hotel qui m'attend à Bazancourt. Sur la devanture, une coquille, un pèlerin et un panneau « Chemin de Compostelle » m'assurent que je suis au bon endroit. La chambre est bonne, mais le savon fait défaut dans la salle de bain. Je ferai tout de même une petite lessive. La patronne est sympathique, sa cuisine passable. Je note dans mon carnet de route : « Ventre affamé n'a pas de papilles gustatives. » Serais-je un peu sévère ? Le soir, je regarde un échange télévisé entre deux intellectuels comme seuls les Français peuvent en produire. L'éloquence et le style sont bien là. La parole est brillante, plaisante même à écouter. Quant aux idées... On ne peut pas tout demander !

 

« Luxe, calme et volupté ». C'est ce que me promet la nuit dans cette jolie chambre en mansarde. Et la promesse sera tenue !

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