Ce matin est un nouveau commencement. Chaque matin est un nouveau commencement. Dans la continuité et la nouveauté. Continuité car le sac est toujours le même, les chaussures et les bâtons de marche aussi. Nouveauté car la route est à nouveau nouvelle et le jour aussi.
Je traverse la plazza mayor d'Astorga dans le calme du petit matin. Ne résonnent que mes pas et le bruit de mes bâtons sur le macadam. Adieu au porche de la cathédrale que je n'ai pas pu visiter et sortie de la ville par la rua de la Juderia. Manière de se souvenir qu'avant l’expulsion de 1492, l'Espagne était la Pologne du moyen-âge. Manière de se demander aussi pourquoi l'identité et l'unité des uns semble devoir se faire détriment de la diversité et de l'autre ? Penser une différence qui ne soit ni une menace, ni une opposition. Utopie ?
Arrêt à l'ermita del Ecce Homo au bord de la grand-route. Une vieille dame en garde l'entrée et me souhaite le traditionnel buen camino. Elle est heureuse que je me sois arrêté un peu plus longtemps que la moyenne dans son sanctuaire. Le temps d'un psaume murmuré de mémoire, mezzo voce. Prière du matin.
Une fois encore, les cigognes accompagnent ma première heure de marche. Dans les champs, perchées sur un toit ou sur leur nid couronnant un clocher mur, elles marquent le paysage de leur silhouette noble et hiératique. Le pèlerin manifeste-t-il à sa manière quelque chose de l’instinct migrateur dont elles symbolisent la force ? Ces oiseaux font chaque année l'équivalent de 3 ou 4 Compostelle. Voilà de quoi nous rendre à un peu plus d'humilité.
La route garde la ligne droite et passe entre quelques villages isolés tout en s'élevant, d'abord imperceptiblement, puis de plus en plus nettement. Nous abordons les contreforts des Monts de Léon, avant-dernière ride du relief avant d'arriver à Santiago. De l'autre côté, après la fameuse Cruz de Ferro, ce sera la descente vers le Bierzo et ses vignobles, puis l'entrée en Galice par le Cebreiro. Autant de noms qui résonnent dans ma tête avec toute la force des dizaines de récits de pèlerins lus avant le départ. Ce soir, objectif Rabanal del Camino, autre haut-lieu du chemin. Je me réjouis d'entrer dans cette dernière partie de ma route et cette joie allège les kilomètres qui défilent.
Les villages traversés sont au bord de la ruine. Sans le chemin, nul doute qu'ils auraient sombré depuis longtemps. A Santa Catalina de Somoza, les propositions pour pèlerins "Hay habitaciones, rooms, zimmer, chambres" occupent tout le champ visuel. Peu avant El Ganso, un reste de terrain de foot montre une tentative passée d'animation. Mais les murs des maisons ne mentent pas. La Maragateria ressemble de ce point de vue, mais de ce point de vue seulement, à la Creuse. Pour le reste, les couleurs restent celles des Castilla y Léon. Ces couleurs pastels qui me font tant aimer cette Espagne que je découvre en la traversant pas à pas.
Dernière rude montée après une pause au bien nommé "Chêne du pèlerin" et arrivée à Rabanal. Je m'arrête au refuge "historique" en face de l'église restaurée du village, refuge tenu par les hospitaliers anglais de la "Confraternity of Saint James", la confrérie de Saint-Jacques of course. Refuge trois étoiles avec une ambiance paisible et chaleureuse et, en sus, un petit thé offert aux pèlerins à 17h00. La tradition, my dear, la tradition !
Étonné de n'y trouver aucun de mes compagnons habituels, je pars explorer le village et trouve toute la bande - français, danois, allemands et coréens -, réunis au refuge privé voisin. Nous convenons de nous retrouver à la chapelle pour l'office du soir animé par la fraternité et chacun retourne à ses occupation : Hyon Suk se coupe les ongles, Guy continue sa sieste caché sous son chapeau et Jan potasse son guide danois pour les prochain jours... Quant à moi, je retourne au refuge faire une petite lessive et y découvre un pèlerin ukrainien, parti de Kiev et ayant traversé la Pologne, l'Allemagne et la France pour parvenir jusqu'ici. Plus de 5 mois qu'il chemine. Tout le monde en reste bouche bée, mais lui ne semble pas se formaliser de l'émoi qu'il provoque parmi la petite communauté rassemblée dans le dortoir. Il doit avoir l'habitude. Après les cigognes de ce matin, c'est un nouvel appel à l'humilité. Quel que soit son propre point de départ, on rencontrera toujours des pèlerins qui auront marché davantage : il n'y a donc jamais de quoi se vanter.