14 août 2014 4 14 /08 /août /2014 12:43

Départ au moment où le soleil émerge derrière la crête des collines. La nuit a laissé des traces. Une série de piqûres alignées selon une droite presque parfaite. Je ne sais de quel insecte il s'agit mais son souvenir va m'accompagner les prochains jours sous la forme de démangeaisons épisodiques. Ce refuge ne m'aura pas porté chance.

 

Le balisage quitte heureusement la grand route pour emprunter un chemin secondaire et arriver à Ponferrada par un quartier résidentiel. Au majestueux pont roman qui marque l'entrée de la ville, je retrouve les retraités français. Adieux émus. Guy m'annonce qu'ils sont un peu fatigués et qu'ils vont faire étape ici, en profiter pour récupérer et visiter la ville qui en vaut la peine. Cela signifie que nos routes se séparent et que nous ne nous reverrons sans doute pas avant Compostelle ou peut-être jamais. Je me souviens de la première conversation au coin d'un banc, un soir devant le refuge d'Ostabat. Des eucharisties partagées au fil du chemin. Des échanges, des rires, de la complicité. Des courses à Puente la Reina, des soupers bricolés de tout et de rien, des éclats de voix avec Jean-Claude, et des petits lardons oubliés dans le sac. Tant de moments vécus ensemble, du plus anecdotique au plus profond, qui ont tissé notre relation et qui se terminent ici sur une étreinte, une tape dans le dos et une promesse de s'écrire, plus tard, au retour. Je traverse le pont. Le chemin continue.

 

 

De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo

De Ponferrada, je ne conserve que quelques flashs. Les murs massifs du château, adoucis par les lueurs du levant, des rues étroites et désertes, une plazza mayor aussi vide qu'une église un lundi matin, une volée d'escaliers pour rejoindre la ville moderne et de grandes avenues rythmée de feux rouges, agitées par les mouvements des lève-tôt, une denrée pas si rare dans une Espagne plus laborieuse que sa tradition de sieste ne le laisserait deviner. Je quitte la ville par une cité ouvrière construite dans le plus pur style paternaliste du début du vingtième siècle. Malgré tout le mal qu'on peut en dire, je trouve ces lieux bien plus agréables et humains que les barres de HLM dont d'autres, ailleurs, ont vanté la modernité. Arrêt dans l'ombre d'une petite église de banlieue. Une dame arrose les fleurs et me salue avec gentillesse.

De Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo

Nous sommes pour une journée, et une seule, dans le Bierzo, une vallée toute entière, ou presque, consacrée à la vigne. Cette journée ne sera pourtant qu'un long, très long tunnel de chaleur intense. Le soleil nous écrase. Je n'ai jamais eu aussi chaud qu'aujourd'hui. J'ai l'impression de sécher sur place. Premier arrêt à une fontaine pour pèlerins qui ressemble davantage à un parking d'autoroute mais qui offre heureusement de très minces espaces d'ombre sous des arbres rachitiques. Second arrêt dans un village dont je ne me rappelle pas le nom. Dix minutes de fraîcheur dans l'église. Et nostalgie des Philippines. Les statues de procession remisées dans les bas-côtés me rappellent tant de souvenirs.

De Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del Bierzo

Pour la suite, le topoguide nous promet huit kilomètres de route, toujours sous un soleil implacable. Une vraie torture. A mi-chemin, de grandes flèches jaunes indiquent un chemin alternatif qui a l'avantage de quitter le goudron à demi-fondu pour s'enfoncer dans la campagne. Je m'y précipite, mais quand je me rends compte que cet itinéraire bis rallonge considérablement le chemin, juste pour nous faire passer par un bar de village, il est déjà trop tard. J'en serai quitte pour quelques kilomètres supplémentaires, sous le cagnard et une colère rentrée. Mais cette colère s'évapore bientôt car le paysage de vignes, de bosquets et d'arbres fruitiers que je traverse se révèle enchanteur. Un paysan me désigne un cerisier et me fait comprendre que je peux me servir : "Allez-y, n'hésitez pas, prenez-en autant que vous voulez." Je ne me fais pas prier et le jus de ces cerises, tièdes et mures à souhait, rougit mes lèvres et mes doigts. Et mon cœur ! Quel délice.

De Molinaseca à Villafranca del Bierzo

Peu avant d'arriver à Villafranca del Bierzo, je découvre un sac de couchage abandonné dans le fossé. Il a l'air tout neuf. Serait-il tombé d'un sac ? Je m'en charge d'abord, puis, réflexion faite, je le laisse bien en vue à l'entrée du village. Celui qui l'a perdu peut être n'importe où et s'il veut le récupérer, il reviendra nécessairement sur ses pas. Mieux vaut le laisser là que l'emporter et l'abandonner dans un refuge, sans savoir si celui qui le cherche aura l'idée d'aller s'y renseigner.

 

Deux refuges se proposent aux pèlerins dans la cité franque. Un municipal et un privé, réputé pour la chaleur et l'authenticité de son accueil. J'opte pour ce dernier. Pourtant, dès le premier abord, je suis rebuté par son caractère "on est tous copains". Aussi, quand l'hospitalier me propose le choix de participer au repas partagé et cuisiné en commun du soir, je décline, à sa plus grande surprise, et aussi à la mienne. Nouvelle crise de misanthropie en vue. Est-ce la promiscuité obligée qui me travaille ou le fait qu'aucun de mes compagnons habituels ne se retrouvent ici, avec moi ?

 

Après la lessive et la sieste habituelle, je descend visiter la ville. La route passe devant un château massif puis se blottit dans la vallée. Aux alentours de la rivière, c'est la foule des grands jours. Il faut dire que le thermomètre flirte avec les quarante degrés. Je m'étends sur un petit carré de gazon et trempe mes pieds dans l'eau. Le contraste est violent. On dirait qu'elle sort d'un glacier. Sur l'autre rive, un groupe de jeunes chante à tue-tête en rythmant leurs mélodies par les claquements de mains si typiques de la culture espagnole. Il y a un mélange de joie, d’enthousiasme et d’amateurisme qui respire l'authenticité.

De Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo

Je fais quelques courses puis remonte au refuge où c'est le branle-bas de combat pour préparer le souper et les réjouissances du soir. Je m'enfuis et vais cacher mon spleen derrière l'église. J'y mange mes provisions, tout seul, dans mon coin, en ruminant mes pensées. Je me sens malheureux. Mais pourquoi ? Quelque chose me manque... ou quelqu'un ? Ce n'est qu'en contournant le bâtiment que je réalise être à l'ombre d'un monument majeur du chemin. La fameuse église de Santiago et son portail de la miséricorde. Au Moyen-Âge, les pèlerins malades qui franchissaient ce portail pouvaient considérer leur pèlerinage comme achevé, au même titre que s'ils avaient marché jusqu'à Compostelle et bénéficier des mêmes indulgences. Ce soir, j'en prendrais bien quelques-unes, de ces indulgences.

De Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo
De Molinaseca à Villafranca del BierzoDe Molinaseca à Villafranca del Bierzo

Pas question de retourner au refuge. Je redescends donc vers la ville pour y traîner mon vague-à-l'âme. Sur la plazza mayor, j'aperçois Jan, Hyon Suk et une autre coréenne qui terminent leur repas. Ils me hèlent à grands gestes et je les rejoins, enfin soulagé. Voilà bien sûr ce qui me manquait. La compagnie de mes camarades du chemin. Serais-je devenu accro ?

 

Je fais la connaissance de Jin Hong qui se fait appeler Scarlett par facilité. La référence cinématographique est transparente. Rechercherait-elle son Clark Gable ? Elle a démarré le camino à Astorga et termine son deuxième jour. On dirait pourtant qu'elle nous accompagne depuis le début. Elle a la même manière directe de poser ses questions que Hyon Suk, avec un je ne sais quoi de plus délicat. Elles forment en tout cas une paire faite pour s'entendre et je devine le plaisir qu'elles ont à pouvoir enfin parler avec une personne qui est leur égale. La langue coréenne a en effet des subtilités de vocabulaire à respecter selon la hiérarchie, le rapport social ou l'âge des interlocuteurs qui empêchent toute proximité et a fortiori toute amitié dès que ces différences sont un peu trop marquées. Ici, ce problème ne se pose pas. Même âge, même catégorie, au moins vu d'Espagne. Elles peuvent donc se lâcher en coréen, ce dont elles ne se privent pas. Jan et moi profitons de leur bonne humeur et c'est presque bras dessus bras dessous que nous rentrons vers nos auberges respectives, distantes d'une cinquantaine de mètres. Ma journée ne se termine pas si mal, finalement...

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commentaires

E
Monsieur,<br /> Je viens de lire l'essentiel de votre narration du chemin. J'y ai retrouvé plus que des échos du mien... Comme vous je suis parti de Belgique même si j'ai tronçonné mon chemin.<br /> J'y trouve la même solitude jusqu'à Saint Palais, et le même partage au-delà. Comme vous j'ai accompagné une Coréenne, des Français et surtout des Américains, Australiens, Canadiens...<br /> Surtout j'ai été sensibles aux mêmes paysages, suis entré dans beaucoup d'Eglises ou de chapelles.<br /> J'ai parfois eu l'impression de partager vos pas et votre émotion, surtout celle qui vous envahit en arrivant à Santiago.<br /> Au contraire de vous, je suis athée et curieusement l'expérience concrète du chemin a renforcé cette mienne conviction. C'est un bon signe qu'un prête et un athée puisse tant partager!<br /> J'espère que le chemin vous aura apporté à vous aussi une force (spiritualité renforcée?) sereine pour vivre plus pleinement la vie.<br /> Merci pour votre récit<br /> Michel Eggermont
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P
Merci pour votre commentaire. Le chemin a cette caractéristique de nous mettre en vérité devant nous-mêmes, quelques soient nos convictions. Pas surpris donc de votre conclusion. Mais c'est d'abord et surtout un chemin de vie, c'est pour cela qu'il parle à tant de gens différents... Buen camino à vous :-) ! <br /> Paul.