22 avril 2014 2 22 /04 /avril /2014 11:19

Que dit le ciel, ce matin ? Sera-t-il plus clément qu'hier ? C'est avec un espoir mêlé d'inquiétude que je regarde ce que promet l'horizon. Les nuages se sont effilochés pendant la nuit. De grandes déchirures bleues s'ouvrent dans toutes les directions. Alléluia ! Quoiqu'en disent les philosophes du chemin - rien ne sert de s'inquiéter à propos de la météo puisqu'on ne peut rien y faire -, le pèlerin honnête est loin d'être indifférent à la couleur du ciel. C'est donc le cœur léger que je me mets en route. Direction Burgos, la grande.

 

Le chemin s'élève dans les collines pour atteindre un col au lieu-dit "Termino de Atapuerca" où se dresse une grande croix isolée et rachitique. Le sol est pierreux et mes pieds souffrent à rouler sans cesse sur ces cailloux qui ne tiennent pas en place. Un grillage délabré est censé protéger une zone militaire, mais son efficacité me semble on ne peut plus symbolique. Bientôt, le panorama se dégage et la vue plonge sur une vaste plaine au fond de laquelle on distingue les faubourgs de la métropole qui nous attend. Cités dortoirs, zones industrielles ou centres commerciaux et fumées d'usines. Sur la droite, un sommet tout hérissé d'antennes monte la garde. A ses pieds une carrière échancre la colline d'une plaie rougeâtre. Il règne en ces lieux une atmosphère de délaissement et de déprime, comme si le paysage tentait péniblement de se relever des cicatrices que lui avaient infligées les activités humaines.

D'Atapuerca à Burgos
D'Atapuerca à BurgosD'Atapuerca à Burgos
D'Atapuerca à BurgosD'Atapuerca à Burgos

Dans la descente, les cailloux se transforment en boue. Au lieu de rouler, ça colle et ce n'est pas mieux ! Heureusement, les bas-côtés permettent d'éviter qu'une galette pesante ne se forme sous la semelle. Au moment où le chemin atteint le début de la plaine, une grande camionnette de marché s'est installée, auvent levé, et propose aux pèlerins de passage chocolat chaud ou petit-déjeuner au choix. Pourquoi est-ce que je me contente de saluer le couple qui se démène pour achever ses préparatifs ? Pourquoi ne pas m'arrêter et me régaler d'une boisson chaude comme j'en meurs d'envie ? Timidité mal placée ? Pingrerie absurde ? Agacement d'être ainsi sollicité contre mon gré, fut-ce avec la meilleure bonne volonté du monde ? Crainte d'être arnaqué ? Je passe mon chemin agité intérieurement par mes propres contradictions. Il n'est pas toujours simple d'être simple et tout simplement soi-même.

 

Peu avant le premier village, je suis rattrapé par le belge qui faisait l'admiration des étudiants au refuge d'Atapuerca hier après-midi. Nous engageons une conversation qui devient bientôt passionnante. Celui que je soupçonnais d'être un gourou, honte à moi, est en pleine recherche intérieure. Il m'interroge sur l'intérêt de commencer des études de philosophie ou de théologie s'il veut trouver des réponses aux questions qu'il se pose sur le monde, l'existence et le sens que tout cela peut avoir. Et nous voilà à comparer les avantages et inconvénients de ces différentes disciplines. Notre échange rebondit sans cesse sur de nouvelles idées. A mes yeux, et contrairement à ce qu'il s'attend à entendre de ma bouche, la philosophie convient mieux à ce qu'il recherche, au moins dans un premier temps. Pas de conviction de départ par rapport à laquelle se positionner, mais une ouverture de principe et une liberté plus grande quant aux voies possibles. En même temps, je ne lui cache pas que la philosophie académique est tout sauf enthousiasmante et que les questions qu'il se pose ne sont quasiment jamais traitées explicitement par l'université. A lui de voir. Pris par la discussion, nous marchons plus vite que jamais, même si j'ai un peu de mal à suivre ses grandes enjambées. Une église ouverte sera mon salut momentané.

 

Arrêt méditation, cela faisait longtemps. Cette petite chapelle de village, avec sa nef unique, a un décor étonnamment sobre pour une église espagnole. Il y a bien la couronne lumineuse qui entoure la tête de la Vierge au centre du retable derrière l'autel. Elle me rappelle certaines ornementations religieuses des quartiers populaires de Manille. Depuis que je marche en Espagne, je comprends mieux certains aspects de la piété et de la religion philippines hérités directement des conquistadors du XVIème et XVIIème siècle. Me voilà pour un temps transporté ailleurs. Mais la nudité des pierres et le bois brut du plafond gardent une sérénité qui permet de profiter pleinement du calme et du silence de ce matin. Tout juste entend-on, venu du dehors, le chant des oiseaux qui n'arrêtent jamais leur labeur. Pas de septième jour consacré à Dieu dans la nature !

D'Atapuerca à Burgos

Nous repartons ensemble. Je ne sais pourquoi mais la conversation qui, tout à l'heure, me passionnait, à présent me pèse. Je voudrais retrouver un peu de solitude et de silence dans la continuité du temps passé dans la chapelle. Mais comment faire ? Voilà déjà le contournement du nouvel aéroport de Burgos. L'arrivée dans la banlieue industrielle. Toujours pris par la discussion, j'ai raté la bifurcation de l'itinéraire plus bucolique qui permet d’éviter l'interminable ligne droite qui traverse les faubourgs jusqu'à la vieille ville. Je râle intérieurement. Nous voilà parti pour six kilomètres de banlieue. Est-ce lui qui craque en premier et accélère le rythme ? Est-ce moi qui ralenti trop à son goût ? Comprenons-nous intuitivement qu'il est mieux de nous séparer ? Le fait est que nous nous disons adieu et qu'il file à l'horizon tandis que j'ai soudain l'impression de patiner sur place.

 

Traversée de cités dortoirs, passage d'échangeurs routiers, le chemin prend des couleurs urbaines et finit par rejoindre une avenue rectiligne qui mène au centre, tout là-bas. A force de marcher sur du béton, mes pieds commencent à s'échauffer, et mon humeur avec. Ni une ni deux, direction le parterre central qui sépare les deux sens de circulation. Une herbe un peu plus hospitalière m'y accueille au milieu des voitures qui filent à toute allure, d'un feu à l'autre. C'est ce qu’on appelle se mettre au centre de l'attention. Lorsqu'un panneau imposant annonce enfin "Burgos", je rejoins le trottoir normal et me fond à nouveau dans la foule.

D'Atapuerca à BurgosD'Atapuerca à Burgos
D'Atapuerca à BurgosD'Atapuerca à Burgos

Passage sur un pont entouré de deux lions hiératiques, puis sous un porche majestueux, et entrée dans la vieille ville. Le balisage mène directement au refuge qui surplombe la cathédrale, éclatante de blancheur sous le soleil retrouvé. Pris d'une crise de misanthropie, je m'éloigne et décide de chercher un hôtel où je pourrai passer la nuit sans promiscuité aucune. Après l'incontournable visite de la cathédrale, j'erre pendant une bonne heure dans les ruelles du centre-ville avant de jeter mon dévolu sur un établissement orné d'une coquille encourageante, le bien nommé "El hotel jacobeo".

D'Atapuerca à BurgosD'Atapuerca à Burgos
D'Atapuerca à Burgos

L'accueil y est pourtant minimal. Sans doute ma dégaine et mon sac à dos puant ? M'en fous ! Je me précipite au fond du couloir jusqu'à une chambre dont le luxe, tout relatif, éblouit mes yeux de pèlerin. Je me vautre dans la douceur des draps d'un lit king size pour une longue sieste puis savoure une douche tout aussi longue et très, très chaude. C'est Byzance ! A moins que ce ne soit Capoue ? Je fais quelques courses dans un hypermarché gigantesque. Quel contraste avec les petites tiendas habituelles. Je mangerai mon souper ce soir, dans mon lit et devant la télé. Comble de la décadence... Pèlerin, qu'es-tu devenu ? Je me sens comme un escargot dans sa coquille. C'est confortable, mais solitaire et la présence de mes compagnons de route, leurs rires et leurs bavardages, me manque déjà. Ici, tout n'est que "luxe, calme et volupté", certes. Mais cela ne remplacent pas la chaleur humaine, c'est le moins que l'on puisse dire.

 

Serait-ce une nouvelle leçon du camino ?

 

 

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