9 avril 2014 3 09 /04 /avril /2014 11:17

Petit détour par le Santo Domingo moderne pour me ravitailler puis retour sur le chemin et sortie de la ville. Un vieillard appuyé sur une béquille contemple une plante installée sur le seuil de sa maison, dans un vieux bidon d'huile. Une cigogne solitaire cherche sa nourriture dans un champ en jachère. Elles étaient nombreuses à se partager les murailles de la ville, leurs nids placés côté à côte dans une proximité digne d'une cité HLM. Au premier carrefour hors les murs, deux bergers, l'un en tête, l'autre en queue, mènent un troupeau de moutons vers de nouveaux pâturages. Instantanés de vie, capturés au passage, qui me rendent ce pays familier et m'en tiennent en même temps à distance, moi qui n'en suis que le spectateur, incapable d'y entrer par la parole échangée. En France, j'aurais sans doute salué les bergers et taillé une bavette avec le vieillard sur son seuil. Ici, la barrière de la langue m'empêche de traverser le décor pour en goûter l'authenticité et en préciser les contours et les couleurs par la parole. Je m'en suis fait une raison. Il n'empêche : cela me manque bien souvent.

De Azofra à Grañon (2/2)De Azofra à Grañon (2/2)
De Azofra à Grañon (2/2)De Azofra à Grañon (2/2)

Le paysage retourne à son immensité et à ses horizons infinis. Le chemin longe une autoroute en construction. J'y rejoins mes retraités français. Pardon, je veux dire : Marité et Guy, Annie et Jean-Luc. Leur compagnon québécois a dû les abandonner, le chemin devenait trop dur physiquement pour lui. Je ne saurai jamais s'il a persévéré à un rythme plus lent ou s'il a abandonné. C'est cela aussi le chemin. Partager une part de la route et puis se perdre sans espoir de savoir le fin mot de l'histoire de l'autre. Qu'à cela ne tienne ! Nous savons tous que le chemin de chacun pourra se relire un jour et trouver son sens quelles qu'en aient été les péripéties qui, au moment même, ont pu prendre les couleurs de l'échec.

De Azofra à Grañon (2/2)
De Azofra à Grañon (2/2)

La route bifurque à hauteur d'une ancienne chapelle en ruine et arrive au village de Grañon. Dans la rue qui mène vers le centre et l'église où se trouve le refuge, le porche d'une porte de grange - ou est-ce d'un garage ? - est grand ouvert. J’hallucine. L'intérieur est tapissé en totalité, de haut en bas et de droite à gauche, de posters de pin-up toutes plus dénudées les unes que les autres. Je me crois un instant revenu au service militaire où c'était la seule décoration réglementaire autorisée dans les dortoirs de bidasses. Je n'en crois pas mes yeux. Et j'ose à peine regarder le type qui s'empresse de refermer l'antre de ses obsessions à mon passage. Je ne peux pas empêcher cette vision de se graver dans mon esprit comme une sorte d'antithèse à tout ce que représente le chemin. Tout en reconnaissant être troublé par ce qu'évoque cet étalage de chairs exposées à tout vent, jusque dans son côté excessif même... Passons, c'est ce qu'il y a de mieux à faire !

De Azofra à Grañon (2/2)

Le refuge, paroissial et tenu par des bénévoles, se cache dans une maison accolée à l'église elle-même, comme la demeure d'un ancien ermite. Pas de lit, mais des matelas posés par terre côte-à-côte. Les chaussures sont laissées à l'entrée, dans l'escalier qui mène à l'étage du refuge. Une grande salle de séjour sert de salle à manger avec une petite cuisine attenante. Le repas sera communautaire. Préparé en commun puis transporté chez le boulanger du village qui fera cuire nos plats dans son grand four à pain. Quant au prix, il est, pour la première fois, réellement donativo. L'ambiance est festive. Un pèlerin allemand, Jens, qui fait le chemin avec son père, s'assied au piano et nous régale de morceaux entraînants. Nous dressons deux grandes tables communes pour le souper. La bonne humeur est générale et l'atmosphère chaleureuse. Tout le monde échange ses impressions, raconte une part de son histoire, donne ou demande des nouvelles d'un pèlerin croisé plus tôt et perdu de vue. Outre les deux allemands, je retrouve également Jan, le danois, nos français habituels, le couple finlandais et une série de nouvelles têtes encore jamais rencontrées jusqu'ici.

De Azofra à Grañon (2/2)De Azofra à Grañon (2/2)
De Azofra à Grañon (2/2)De Azofra à Grañon (2/2)

Pendant le repas, je me retrouve en bout de table, entouré de Marité et Annie, en train de "raser" les plats pleins de sauce avec nos morceaux de pain, sous le regard, légèrement affligé, d'une autre voisine. Un pur moment de jouissance gourmande, amicale, et pour tout dire, pèlerine, envahi par des fous rires communicatifs. Nous nous amusons comme des enfants gâtés. Qu'est-ce que ça fait du bien ! La tablée entière m'évoque les festins bourguignons si bien racontés par Henri Vincenot. Il ne manque que la Gazette pour nous conter son conte, mais chacun prend à son tour les oripeaux du bateleur pour le plus grand plaisir de tous.

De Azofra à Grañon (2/2)

Changement d'ambiance en fin de soirée. Nous nous retrouvons, après la vaisselle, dans le jubé de l'église voisine, que nous rejoignons par un couloir secret et une porte étroite. Rassemblés dans les anciennes stalles monastiques, nous partageons un moment de méditation ou de prière, animé par les hospitaliers. L'église est plongée dans le noir, à l'exception du retable baroque, illuminé de tous ses ors. La flamme vacillante des petits lumignons qui nous éclaire contraste avec l'obscurité du vaisseau et l'illumination du chœur. Chacun est invité à partager quelque chose qu'il vit ou reçoit du chemin, à remercier. Malgré la gêne initiale, les langues se délient bientôt et le partage, bref, est intense. Un beau moment pour terminer cette journée et cette soirée, exceptionnelle et toute simple à la fois.

De Azofra à Grañon (2/2)
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